L’audit : les risques du métier?
Par Johnny Yong, directeur technique IFAC.
Article paru le 27 juillet 2020 dans The Sun, quotidien malaisien.
Il est presque incroyable qu’en l’espace de trois mois, nous ayons été témoins de trois scandales financiers distincts dans différentes régions du monde: Wirecard AG en Allemagne, Luckin Coffee en Chine et Hin Leong Trading, à Singapour.
Comme habituellement lors de chaque scandale financier, le rôle de l’auditeur est remis en question, à tel point que certains soi-disant experts qualifient désormais de défectueux le modèle actuel de recours aux auditeurs par les entreprises. Certains ont suggéré qu’un régulateur devrait intervenir pour nommer les auditeurs, dont les honoraires seraient payés à partir d’un pool de contributions géré par un régulateur, la société auditée n’ayant pas son mot à dire sur ces nominations.
Alors, y a-t-il un fondement à mettre en doute le travail ou le rôle du vérificateur?
Examinons chacun des trois cas récents, principalement sur la base des informations publiques disponibles.
Wirecard AG
Dès 2016, EY Allemagne avait remis en question certains des accords peu orthodoxes dans le cadre desquels Wirecard opérait.
En particulier, des liquidités de la société étaient détenues sur des comptes bancaires qu’elle ne contrôlait pas, au motif que ses partenaires tiers traitaient des paiements sur des marchés sur lesquels Wirecard n’avait pas de licence d’exploitation. Ainsi, les revenus de ces opérations devaient être déposés dans des comptes en fiducie au lieu d’être payés directement à Wirecard, ces arrangements étant censés faciliter les remboursements et les rétro facturations aux clients, par les partenaires tiers de Wirecard, en cas de litige sur les transactions effectuées par carte de crédit.
Si l’auditeur a mis en question la justification de ces dispositions (il était professionnellement sceptique, comme l’exigent les normes d’audit), cela n’a pas empêché EY Allemagne de certifier les audits et comptes annuels depuis 2016.
Il convient de noter qu’EY Allemagne n’a refusé de signer les comptes 2019 qu’après s’être aperçu avoir reçu de fausses confirmations directes de soldes concernant les comptes fiduciaires dans deux banques, d’un montant de 2 milliards USD, relatives aux opérations de Wirecard, et cela après des demandes répétées.
Si l’obtention d’une confirmation bancaire est une technique d’audit généralement réservée au plus jeune auditeur de l’équipe, obtenir une confirmation d’un banquier d’un compte en fiducie peut être pour le moins délicate, surtout si elle n’est pas sous le contrôle du client. La manière dont EY Allemagne a découvert les fausses confirmations sera intéressante à découvrir devant le tribunal de Munich, puisque la société est maintenant poursuivie en justice par un groupe d’investisseurs dans Wirecard.
De toute évidence, il y a une très forte probabilité de collusion de la direction, avec l’arrestation du PDG de Wirecard, et impliquant l’ex-COO (Chief Opérating Officer = Directeur Général) disparu depuis fin juin.
Mais la grande question à poser à EY Allemagne est de savoir pourquoi la même rigueur n’avait pas été de mise lorsque des questionnements avaient été soulevés dès 2016.
Luckin Coffee
C’est EY Hua Ming LLP China (une unité indépendante d’EY Allemagne) qui a revelé le scandale Luckin Coffee début 2020 lors de l’audit de l’exercice 2019.
Un anonyme a alerté EY Chine sur une irrégularité financière, ce qui a motivé l’envoi d’une équipe de 10 auditeurs anti-fraude dans l’entreprise pour enquêter sur ces affaires. Cette décision a semble-t-il fait pression sur la chaîne de café chinoise et elle a finalement reconnu le scandale.
Avec le PDG et le COO licenciés, et le Président révoqué lors d’une récente AGE, il s’agit là d’un autre modèle de collusion possible se produisant à un niveau très élevé de la société. Si EY Chine n’avait pas été vigilant, la réputation de la firme d’audit aurait été gravement ternie à la suite de ce scandale massif révélant un chiffre d’affaire gonflé de plus de 300 millions de dollars et la fictivité de ¾ des ventes en 2019.
Alors que des rumeurs ont courues sur l’implication d’EY Chine avec Luckin Coffee lors de son rapport précédant l’Appel Public à l’Epargne (les états financiers 2017 et 2018 inclus dans le prospectus d’introduction en bourse avaient été audités par EY Chine) il n’y a aucune preuve matérielle qu’une telle fraude a eu lieu avant 2019.
Dans cette situation, toute tentation de blâmer EY Chine est pour le moins mal à propos.
Hin Leong Trading
Il est rare de rencontrer un scandale d’une telle ampleur à Singapour: une perte de 1,14 milliard USD dissimulée au cours des dernières années et des millions de stocks de pétrole engagés en garanties de prêt vendues discrètement par le fondateur de la société.
La question qui préoccupe tout le monde est la suivante: où étaient alors les auditeurs ?
Deloitte Singapore insiste sur le fait que l’audit de Hin Leong a bien été effectué conformément aux normes d’audit rigoureuses fixées par l’International Auditing and Assurance Standards Board (IAASB). Il peut être prématuré de juger l’auditeur car Hin Leong est une société privée exonérée (EPC) et ses comptes ne font pas l’objet de dépôt légal.
L’actuel responsable juridique de PwC a, selon les médias, mentionné deux problèmes majeurs:
une créance gonflée utilisée pour dissimuler des pertes au cours des dernières années et un inventaire pétrolier manquant qui a été enregistré comme actif.
Ce dernier point est clairement un acte délictuel commis sciemment par le propriétaire O.K. Lim et ne peut pas être imputés directement à l’auditeur. L’inventaire, tout au plus, ne peut que prouver l’existence des stocks, mais sa propriété, avec dans ce cas des revendications concurrentes de propriété de cet inventaire, sera très difficile à déterminer.
En ce qui concerne les montants des créances gonflées destinées à masquer les pertes des dernières années, les auditeurs devraient lors des débats pouvoir justifier leur position selon laquelle ces créances ont été normalement enregistrées à la valeur à laquelle elles ont été comptabilisées dans les états financiers des années précédentes, sur la base de leurs travaux d’audit effectués.
En tant que société privée exemptée (EPC), Hin Leong avait pu se procurer des certificats d’exemption de dépôt auprès de l’ACRA, le régulateur de la société au cours des dernières années sur la base de sa solvabilité. Cela pourrait expliquer une tentative délibérée de la part de son propriétaire/dirigeant de tromper les auditeurs en dissimulant les pertes accumulées pour étayer la prétendue solvabilité de l’entreprise.
Peut-être la chance sera, le cas échéant, le fait que le propriétaire, O.K. Lim, a avoué plusieurs des allégations soulevées lors de la récente descente de police et de l’enquête.
Les auditeurs de deux des trois cas ci-dessus devront lors des débats faire la lumière sur la manière dont l’audit de ces entreprises a été mené. Ce n’est certainement pas aussi simple qu’on le pense publiquement et avec la fraude et la collusion au plus haut niveau de la direction, les choses pourraient ne devenir que plus compliquées.
Le public doit également être informé que dans la plupart des cas, la responsabilité se cantonne aux personnes chargées de la gouvernance, à savoir la direction et le propriétaire de l’entreprise (dans le cas de Hin Leong). Après tout, l’auditeur certifie que les comptes sont véridiques et justes uniquement sur la base de travaux de sondages effectués sur des composantes sélectionnées dans les états financiers. C’est la direction, en revanche, qui atteste de la véracité et de l’exactitude des comptes – à tout moment – et sous serment, rien de moins.
Il est malheureux que lorsqu’un scandale d’entreprise survient, le vérificateur soit jugé défavorablement par le tribunal de l’opinion publique, même si ce qui est flou n’est pas encore éclairci. Cela fait probablement parti des risques du métier. Attirer les meilleurs talents et les inciter à rester dans la profession ne sera certainement pas facile avec un tel risque permanent.
Enfin, considérez l’allégorie suivante : au lieu d’espérer que l’école (dans ce cas, l’audit) entraînera sa progéniture à devenir un bon citoyen avec une intégrité et des valeurs irréprochables, la famille doit se rendre compte qu’une telle discipline ne commence pas à l’école et que l’auditeur n’est pas le maître en discipline. L’inculcation de ces valeurs devrait commencer beaucoup plus tôt lorsque l’enfant grandit à la maison (ou, dans le cas d’une entreprise, lorsque des personnes sont nommées à des postes de direction). Cela doit certainement être la responsabilité collective de la famille et / ou de la société dans son ensemble.